8 juil. 2007

Le Rôle du langage dans les processus perceptuels par Alfred Korzybski

The Role of Language in the Perceptual Processes - Le rôle du langage dans les processus perceptuels - est le premier écrit d'Alfred Korzybski publié en langue française. Il fut rédigé à l'occasion d'un symposium de psychologie clinique qui s'est tenu à l'Université du Texas pendant l'année universitaire 1949-1950. Douze autres auteurs ont contribué à ce symposium organisé et dirigé par les professeurs Robert A. Blake et Glenn V. Ramsey. Le livre qui naquit de ce symposium, Perception: An Approach to Personality Perception: une approche de la personnalité, fut publié par Ronald Press Company, New York, en 1951.



Le Rôle du langage dans les processus perceptuels



Alfred Korzybski est décédé le 1 mars 1950 tandis qu'il mettait la dernière main à la correction de cet article en vue de sa publication. Mademoiselle Charlotte Schuchardt, sa secrétaire de rédaction, a fait la déclaration suivante quant à la forme définitive du manuscrit :

«Il faut préciser que Korzybski n'en a pas achevé la correction finale. Le travail que j'ai fait après sa mort n'a été que mineur, et je suis l'obligée de plusieurs collaborateurs de l'Institut de Sémantique générale pour leur assistance. Toutefois, il me revient d'assumer la double responsabilité de ma légère révision et surtout celle de n'avoir pas entrepris les corrections que Korzybski aurait pu faire.»

La traduction est de Yuri (Georges Psheradsky). Cet article est le dernier écrit d'Alfred Korzybski. Nombreuses sont les personnes qui le considèrent comme le meilleur condensé de son œuvre.

Charlotte Schuchardt Read
Literary Executor Alfred Korzybski Estate
New York, octobre 1965

LE RÔLE DU LANGAGE DANS
LES PROCESSUS PERCEPTUELS

N'étant pas moi-même un spécialiste de la psycho-logique, je considère comme un privilège particulier le fait de participer à ce symposium dont l'objet présente un caractère tellement vital. Le thème et les divisions principales de ce chapitre m'ont été suggérés par les organisateurs du symposium, et c'est bien volontiers que je suis leurs conseils.

Au cours de mes travaux, j'ai découvert qu'il existe certains principes simples constituant le fondement du sujet, et je tenterai ici d'en faire état. Pour plus de détails, je renvoie le lecteur à la bibliographie et au grand nombre d'autres ouvrages disponibles se rapportant à la question.

Mes travaux ne traitant pas directement du problème de la 'perception', j'utiliserai ce terme ici dans son sens vernaculaire. Je ne me sens pas qualifié pour le définir et, par conséquent, j'emploierai des guillemets simples pour indiquer ma façon non technique de traiter ce type de réactions humaines. Je ne puis éviter de toucher indirectement aux problèmes de la 'perception', mais je le ferai sous un angle différent.


L'effet du système du langage
sur les processus perceptuels


L'histoire qui suit, extraite de la clandestinité européenne du temps d'Hitler, pourrait peut-être illustrer mon propos. Une grand-mère américaine et sa jeune et séduisante petite-fille étaient, avec un officier roumain et un officier nazi, les seuls occupants d'un compartiment dans un train. Le train traversait un tunnel sombre et la seule chose que l'on entendit fut le bruit d'un baiser sonore suivi d'une gifle vigoureuse. Lorsque le train déboucha du tunnel, personne ne souffla mot, mais la grand-mère se disait en elle-même: «J'ai quand même bien élevé ma petite-fille. Elle saura se débrouiller dans la vie. Je suis fière d'elle.» La petite-fille, quant à elle, se disait: «Allons, grand-mère est assez âgée pour ne pas s'offusquer d'un petit baiser. D'ailleurs ces garçons sont gentils. Tout de même, je ne lui savais pas la main si lourde.» L'officier nazi méditait: «Ces Roumains quand même, comme ils sont rusés. Ils volent un baiser et s'arrangent pour que ce soit le voisin qui reçoive la gifle.» L'officier roumain, lui, contenait mal son hilarité: «Comme je suis malin» pensait-il, «je me suis baisé la main et j'ai flanqué une gifle au nazi.»
De toute évidence il s'agissait d'un problème de "perception" limitée, où l' "audition" entrait principalement en jeu avec différentes interprétations. 
On peut donner un autre exemple de "perception" dont chacun peut personnellement faire l'expérience. Je propose même que cette démonstration facile soit réalisée par tous les lecteurs de cet article. Il faut deux personnes pour effectuer cette expérience. La première, à l'insu de l'autre, découpe des titres d'articles de même dimension, extraits de différents numéros d'un journal. Le sujet ne doit pas changer de place d'un bout à l'autre de l'expérience. Un des titres lui est présenté à partir d'une certaine distance. S'il est capable de le lire, on met ce titre de côté. Ensuite, on lui en présente un autre, différent, à une distance un peu plus grande. Si de nouveau il est capable de le lire, on met ce titre également de côté. On réitère ce processus jusqu'à ce que le sujet ne soit plus capable de lire le titre présenté. On lui en lit alors le contenu. Le fait surprenant de l'histoire est que le sujet est alors capable de voir et de lire le titre dès l'instant qu'il "sait"ce qu'il contient.

De telles illustrations peuvent être multipliées indéfiniment. Ces exemples suffisent pour illustrer l'impossibilité de séparer rigoureusement la 'perception', la 'vision', l''audition', etc., de la 'connaissance'; c'est une division qui ne peut pas être faite, sinon superficiellement à des niveaux verbaux.

Dans une orientation non-aristotélicienne, nous tenons pour acquis que tous les "processus perceptuels" impliquent, de la part de notre système nerveux, l'activité d'abstraire à des niveaux de complexité différents. L'expérience en neurologie montre le caractère sélectif des réponses de l'organisme aux situations globales, et les communications présentées au cours de ce symposium corroborent également l'opinion que les mécanismes de "perception" résident dans la faculté de notre système nerveux d'abstraire et de projeter.

Abstraire, par nécessité, implique une évaluation, consciente ou non, et par conséquent le processus d'abstraction peut être considéré comme un processus d'évaluation de stimuli, qu'il s'agisse d'un "mal de dents", d'une "migraine" ou de la lecture d'un "traité de philosophie". Un grand nombre de facteurs entrent en jeu dans la 'perception' comme le suggèrent les contributions à ce symposium. Puisque ce phénomène semble être un processus circulaire, il est considéré ici aux niveaux inférieurs et supérieurs de complexité.

Les processus d'abstraction. — Dans l'état actuel de nos connaissances nous pouvons dire que toute vie est de caractère électro-colloïdal, y compris le fonctionnement du système nerveux. Nous en ignorons jusqu'à présent les mécanismes intrinsèques, mais d'un point de vue électro-colloïdal, chaque partie du cerveau est connectée avec chacune des autres parties et avec notre système nerveux dans son ensemble. Sur une telle base, même s'il devient nécessaire d'examiner en détail les différents aspects des processus d'abstraction à des fins d'analyse, il nous faut prendre conscience que ces différents aspects constituent les parties d'un seul processus global et continu de la vie humaine dans des conditions normales.

Considérons le fonctionnement de notre système nerveux lorsque nous "percevons" quelque chose qui se produit ou un événement quelconque. Le terme 'événement' est utilisé ici dans le sens que lui donne Whitehead: comme une coupe instantanée d'un processus. Laissons tomber, par exemple, une boîte d'allumettes. Il s'agit ici d'un événement d'ordre premier qui se produit à des niveaux non-verbaux, ou ce que l'on appelle les niveaux «silencieux» ou «in-dicibles». La lumière réfléchie frappe l'œil et nous obtenons dans le cerveau des sortes de configurations électro-colloïdales; en tant qu'organismes sensibles nous pouvons ensuite réagir à ces configurations par des sortes de "sensations", des évaluations, etc., aux niveaux «silencieux». Enfin, aux niveaux verbaux, nous pouvons parler à propos de ces réactions «organismales». Par exemple Newton aurait pu dire «gravitation» à propos de la chute de la boîte d'allumettes. En revanche Einstein pourrait dire «courbure de l'espace-temps». Mais quoi que nous puissions dire à son sujet, l'événement d'ordre premier reste aux niveaux silencieux. La manière dont nous en parlerons pourra changer d'un jour à l'autre, d'une année à l'autre, ou d'un siècle à l'autre. Toutes nos 'sensations', nos 'pensées', nos 'amours', nos 'haines', etc., se produisent à des niveaux silencieux in-dicibles, mais peuvent être affectés par les niveaux verbaux grâce à une interaction continue. Nous pouvons verbaliser à leur sujet, pour nous-mêmes ou pour les autres, nous pouvons les intensifier, les atténuer, etc., mais c'est un autre problème.
Le diagramme suivant (Fig. I) représente une analyse extensionnelle du processus d'abstraction d'un point de vue électro-colloïdal non-aristotélicien. Cette analyse est simplifiée à l'extrême et pourrait être plus approfondie. Toutefois elle nous suffit pour expliquer brièvement les aspects les plus généraux et les plus importants du problème.

processus d'abstraction


La plupart d'entre nous identifions en valeur les niveaux I, II, III et IV et réagissons comme si nos expressions verbales à propos des trois premiers niveaux étaient le "ça" de l'événement. Quoi que nous puissions dire que quelque chose "est", ce n'est évidemment pas le "quelque chose" des niveaux silencieux. En effet, comme l'a écrit Wittgenstein : «Ce qui peut être montré ne peut pas être dit »

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